Lee "Scratch" Perry : People Funny Boy / David Katz ; traduit de l'anglais par Jérémie Kroubo Dagnini. - Paris : Camion Blanc, 2012 [2006 pour l'éd. originale]. - 977 p. (ill.), 46€.
Sacré morceau que celui-ci, dans tous les sens! Un peu plus de 900 pages sur un producteur et artiste majeur de la scène musicale jamaïcaine de la fin des années 60 au bout de la décennie suivante, et bien plus encore. Car Lee Perry, ce n'est bien sûr pas uniquement cette période où il a construit et solidifié sa renommée actuelle : c'est aussi une enfance, une longue période de formation auprès des meilleurs, puis bien après et pour suivre son apogée artistique, une sorte de descente aux enfers suivie d'un renouveau aux formes diverses jusqu'à, grosso-modo, aujourd'hui. Un récit imagé où l'on voit le petit nouveau tentant de se faire remarquer auprès de Dodd avant d'y donner la réplique, gagnant plus ou moins le respect de tous pour ensuite se saborder dans un élan autodestructeur où le lecteur est bien tenté de voir un enfant aux attitudes plus ou plutôt moins cohérentes, mais qui sait par la suite se ressaisir. Et le plus important, c'est certainement que tout cela ne se déroule jamais très loin d'un studio ou d'une scène et que les produits de son génie, de ses délires mystiques ou de ce que d'aucun ont pris pour sa folie, sont en partie -seulement!- dans les bacs à disques.
Et pour mettre tout ça en page, c'est David Katz, un américain originaire de San Francisco, qui s'y est collé sur les conseils et les encouragements, pour ne pas dire l'ordre de son sujet lui-même, et ce depuis 1987. Autant dire que sur le fond comme sur la forme, c'est un travail de titan que Jérémie Kroubo Dagnini, qui n'en est plus à une surprise près désormais, a retranscrit. Plus de 12 ans de recherches, de voyages, d'entretiens et de correspondances qui ont abouti, en 2000, à une première édition anglaise et que, ça n'est pas trop tôt, l'on peut enfin déguster aujourd'hui en français. Ça, c'est la première bonne chose!
La deuxième, c'est qu'en entamant cet ouvrage tout en ayant en tête les périodes qui précèdent la construction du Black Ark et celle où Lee Perry y officia, j'étais loin de me douter que ça bougerait autant sur tant de temps : les voyages sont nombreux, qu'ils soient d'abord en Jamaïque, puis entre Kingston et Londres ou New-York avant de s'ouvrir au monde entier, avec une reconnaissance tardive mais bien effective. Mais ça bouge bien plus que géographiquement : les rythmes qui rythment, justement, ce bouquin de pied en cap sont tellement nombreux et divers, qu'un temps doit être prévu pour se les remémorer ou les siffler pour les plus connus, et les chercher pour les plus obscurs ou inconnus : chacun des albums, pour ne pas dire des titres, sortis par Lee Perry est en effet décortiqué et placé dans le contexte où il a été créé, de nombreuses anecdotes, précisions techniques et témoignages venant appuyer le propos, sans relâche, pour parcourir plus de 70 ans d'une vie, dont cinq décennies passées jamais très loin des studios. Un récit si méthodique que les passionnés comme les novices pourront y vérifier l'originalité de leurs acquisitions mentionnant à juste titre ou pas Lee "Scratch" Perry.
La troisième, de bonne chose, et pour le coup la dernière, juste parce que jamais deux sans trois et qu'après, je frôlerais le trop long et surtout le spoiler, c'est de revisiter l'histoire de la musique jamaïcaine depuis cette perspective : il ne s'agit pas de l'embrasser d'un point de vue général, allant de ci-de-là, mais de vivre les choses et de rencontrer les nombreux personnages qui ont croisé notre producteur depuis les lieux qu'il a occupés. C'est donc de ses rapports avec les autres producteurs qu'il s'agit, de Dodd à Adrian Sherwood ou Mad Professor en passant par les Eccles, Bunny Lee, Phil Pratt et passons,... De son apport à la musique jamaïcaine à travers ses collaborations avec les plus grands noms de la musique locale, de Bob Marley et ses Wailers aux Congos et autres Junior Murvin, pour n'en citer que trois, avec pour résultat, celui de pointer du doigt un génie et un engagement que notre personnage n'a vu fructifier qu'armé de beaucoup de patience et, faut-il le dire, d'amertume...
Aussi passionnant, imprévisible et créatif que, et je me limite exclusivement au Reggae, la musique à laquelle Perry a contribué ; au final, le lecteur de ce livre qu'est la vie du Scratch peut donc légitimement se demander jusqu'à quel point le second incarne le premier... Le titre original de cet ouvrage donne peut-être déjà une piste et le contenu, qui sait, une réponse...
[01/04/2013]
Pour aller un peu plus loin avec Jérémie Kroubo Dagnini :