Curtis / Curtis Mayfield. - Curtom CRS 8005, 1970 [rééd. 2007?].
Difficile, voire impossible d'évoquer la musique Soul en tant que musique noire-américaine sans passer par la case Curtis Mayfield. C'est que, s'il n'a pas été l'un des acteurs de ce style à travers les grandes écuries qu'étaient Motown et Stax, ce ne fut en aucun cas un handicap pour lui, tant son apport a dépassé le cadre strictement musical et même, US, tout au long de sa carrière. A qui la faute? A son parcours au sein de Impressions, la formation vocale représentante du Chicago sound? A sa voix de falseto atypique pour un lead vocal? Ou bien encore à son engagement ouvert et sa foi pour la cause noire américaine, là où bien d'autres artistes se sont contentés de chanter des louanges à l'amour spirituel et physique? Certainement tout à la fois, et plus encore ici, puisque Curtis Mayfield et la formation qui l'a révélé ne sont autres que les influences les plus citées par les artistes jamaïcains qui nous sont si chers...
A la sortie de "Curtis" en 1970, Curtis Mayfield et donc déjà une référence de la musique américaine, et à plus d'un titre. Recruté dès 1956/57 par son ami Jerry Butler pour donner de la voix dans The Roosters, rebaptisé The Impressions en 1958, il en devient le lead vocal et le principal inspirateur dès 1959 et le départ de son ami pour une carrière solo prometteuse et pleine de succès. C'est à partir de là que Curtis Mayfield, accompagné des frères Richard et Arthur Brooks (jusqu'en 1963), de Sam Gooden et de Fred Cash, donne la pleine mesure de son talent. En classant plus de 30 titres au magazine Bilboard (le Billboard Hot 100, qui classe les 100 meilleurs titres indépendamment de leur genre musical, est calculé en fonction des ventes de singles et de la fréquence de leur passage à la radio) durant la decennie 1960, et à travers des titres comme For Your Precious Love, Gipsy Woman (1961, #2 des charts R&B, #20 des charts Pop), It's All Right (1963, #1 R&B, #4 Pop), Amen (1965, pour le film Lilies of the Field avec Sydney Poitiers), les Impressions gagnent l'estime d'un large public, tandis que les très conscients Keep On Pushing (1964) et We're A Winner (1965) deviennent respectivement les hymnes du Mouvement pour les Droits Civiques et du Black Panther Party.
D'autres et nombreux enregistrements comme People Get Ready (1964), Right On Time (1965) ou encore Ridin'High (1965), touchent soit par leurs somptueux arrangements vocaux, soit par le réalisme dont ils font preuve, voire les deux, les rivages jamaïcains où ils trouvent très souvent un nouveau souffle par l'intermédiaire de morceaux repris ou très inspirés à partir de 1966, par des artistes du cru Kingstonien tels que, pour n'en citer que quelques-uns, The Techniques (Queen Majesty, tiré de Minstrel & Queen), The Uniques (Gipsy Woman...), Derrick Morgan, The Wailers, Slim Smith, Pat Kelly et bien d'autres... L'influence de Curtis Mayfield dans la musique jamaïcaine a été telle que David Rodigan, fameux DJ radio anglais, n'a pas hésité à l'honorer du titre de Godfather of Reggae...
Curtis, premier album consécutif au départ de Mayfield du sein des Impressions, n'est donc pas un essai commercial et versatile. Autoproduit (il n'en est pas à son coup d'essai, Jerry Butler et Major Lance ayant, entre autres, déjà profité de son expérience) et sorti sur son propre label, Curtom, il confirme l'artiste dans son savoir faire et ses convictions. Musicalement, on approche plus du style funky qui devait caractériser les années 1970, et la guitarre de Mayfield, dont Jimmy Hendrix n'avait déjà pas hésité à admettre l'influence, pousse de longue sur la wah-wah, entourée d'une instrumentation dense et inspirée où percussions et cuivres soulignent tout autant l'aspect dansant de cette musique que celui fédérateur et revendicatif des textes qu'elle supporte. C'est un ensemble sensé bouger l'auditeur, le pousser à la réaction et à la réflexion. La voix planne haut, telle une conscience, arrangue et conduit: tous les ingrédients sont rassemblés pour faire de cet album un vrai continuum à une carrière déjà riche où Curtis Mayfield s'est affirmé, bien avant Marvin Gaye et à l'instar de James Brown, comme l'un des principaux artisans musicaux de la cause des Noirs Américains.
Pour les titres les plus marquants de cette galette où trône un Curtis Mayfield au costard jaune rayonnant, on entame avec un (Don't Worry) If There's A Hell Below, We're All Going To Go (#29 charts Pop, #3 charts R&B) adressé à tous les "Sisters! Niggers! Whiteys! Jews! Crackers!" et autres policiers et acteurs politiques, en vue d'un jugement dernier où l'égalité sera parfaite envers et contre tous les préjugés terrestres et, ici, essentiellement américains, où la paix et l'ascenssion sociale promises aux minorités restent confinés aux beaux discours de Nixon, directement visé. En fin de première face, We The People Who Are Darker Than Blue (superbement repris par Lloyd Charmers) s'adresse encore à d'autres minorités, faisant de la noire celle qui, malgrés les différentes expressions qu'elle s'est donnée, est encore perçue comme finalement bien à sa place, aussi folkloriquement que possible. La face B débute quant à elle avec le titre le plus dansant de l'opus: Move On Up. C'est du coup le morceau le moins sombre de l'album, mais pas uniquement par son rythme (et sa longueur?: 8 minutes 50!) puisqu'il est dirigé aux jeunes noirs, comme un encouragement à réaliser leurs rêves. Une touche d'espoir qui est vite tempérée par des textes plus ironiques et collés à la réalité à travers Miss Black America et Wild And Free.
Tracklist: A: (Don't Worry) If There's A Hell Below, We're All Going To Go - The Other Side Of Town - The Makings Of You - We The People Who Are Darker Than Blue - B: Move On Up - Miss Black America - Wild And Free - Give It Up.
On retrouvera un grand nombre des excellents morceaux rythmant la partie Impressions de la carrière de Curtis Mayfield sur la compile du label Charly R&B: Right On Time / The Impressions feat. Curtis Mayfield, CRB 1063 - 1983. Pour ce qui est des reprises jamaïcaines, c'est le double CD sorti par Trojan qu'on se procurera: "I'm So Proud: A Jamaican Tribute To Curtis Mayfield", paru en 1997, réédité en 2003.
[2008 - MAJ 04/2009]
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