Parmi les cultures nées dans les rues anglaises depuis les années 50, aucune n'a autant porté à confusion que celle des skinheads. Le plus souvent associé aux bastons, au racisme et à l'extrême droite, le mouvement a pourtant des origines multiraciales. La musique jamaïquaine de l'époque a en effet été un élément fédérateur décisif. Ce qui a la particularité de remettre pas mal d'idées reçues en question...

Skinheads & Reggae

Retour en arrière, en 1967. Les gros groupes anglais, comme les Stones ou les Beatles, focalisent sur la côte Ouest US. Le Rock devient introspectif, s'intellectualise et s'imprègne de mystique tout en s'orientant vers les drogues. La scène mod british est entrain de s'essouffler : la majorité d'entre eux abandonnent l'élégance et le dandysme qui, en même temps que le R&B, la Soul et le Jazz, ont pu la caractériser, pour rejoindre le mouvement hippie, ses grands idéaux et ses refrains psychédéliques.


Le reste, plutôt issue des banlieues et des couches populaires, reste fidèle au mouvement qui, jusque là, avait fait oublier les barrières de classe au sein de la jeunesse anglaise. Skinheads et ReggaeCeux-ci sont les hard mods. Fidèles à leur culture musicale essentiellement noire, ils fréquentent des clubs comme le Ram Jam, où la clientèle compte aussi des jeunes noirs, immigrés ou fils d'immigrés jamaïcains, les rude boys. C'est donc au cours de ces soirées que les jeunes blancs font de plus en plus ample connaissance avec le Ska et le Rocksteady. Bien que les sound-systems soient encore rares et confinés aux aires banlieusardes blacks, des artistes tels Owen Gray, les Skatalites, Prince Buster, Jimmy Cliff, Alton Ellis, Ken Boothe, Millie et d'autres plus obscurs, fournissent depuis quelque temps aux hard mods des rythmes nouveaux sur lesquels ils se démènent et dansent comme des fous ; et ce n’est pas LKJ qui contredira cet état de fait : "depuis le début, la musique jamaïcaine a attiré la jeunesse anglaise. Les mods et les skinheads écoutaient du Ska (…)" alors que Jimmy Cliff va plus loin encore : "(…) La musique jamaïcaine appartenait à un underground qui ne concernait que les gens d’origine jamaïcaine et les skinheads (…)" (Numéro Spécial été Les Inrockuptibles #159, 8 au 28 juillet 1998) ; parallèlement, alors que le style de vie Noir devient visible, les hard mods adoptent un nouveau look. Ce dernier est à la fois inspiré, d'une part, par les rudies, avec la coupe de cheveux college boy qui se raccourcit encore après l'hiver, le Levi's retourné ou trop court par dessus des chaussures italiennes ou des boots ; et d'autre part par leurs origines plus ou moins prolétaire et mod : rouflaquettes, bretelles et blouson en jean deviennent vite de règle, tout comme les donkeys jackets et autres surplus militaires ; dès le printemps 1968, polos et pulls sans manches Fred Perry, chemises Ben Sherman et Doc Martens 8 trous marrons sont des must...


L'ensemble donne une sorte d'anti-thèse des hippies, qui leur vaut des qualificatifs tels que peanuts, spy kids, lemons, no-heads, spykeys ou encore brushcuts. Ils ne sont en tout cas pas passés inaperçus aux yeux de la société anglaise, en s'opposant par deux fois à des manifs hippies début 1968.


The world will never be the same again!

Pendant l'été 1968, le Rocksteady laisse place à un rythme plus rapide et plus nerveux, le Reggae, lequel va prendre un rôle proéminent. C'est à cette même époque que le label issue de Island, Trojan, commence à percer sur le marché anglais de la musique ethnique, puis au-delà. En adoptant une stratégie commerciale des plus agressives, multipliant ses sorties sous forme de 45T avec des sous-labels le plus souvent spécialisés par producteurs, mais aussi sur 33T, format qui permit de recycler bien des hits tout en couchant sur le vinyle des productions moins étincelantes, il prend rapidement le pas sur Pama dont les méthodes n’avaient pourtant pas grand-chose à lui envier. Mais ce n’est là que continuité puisque depuis le début des années 1960, d’autres entrepreneurs anglais s’étaient essayés à la musique jamaïcaine, à l’image de R&B entre 1963 et 1965, ou encore Ska Beat de 1965 à 1967, année où il devient Giant pour se concentrer majoritairement sur des productions Rocksteady locales : autre preuve s’il en est du potentiel vite perçu de cette musique sur le sol anglais. Parallèlement, les sound-systems se multiplient et l'accès à la musique n'en devient que plus aisé.


On entend alors pour la première fois le mot "skinhead", tandis que le look s'élabore encore, chez les gars comme chez les nanas. Il est désormais difficile d'aller à une soirée Black sans y trouver une bande de skinheads. A ce propos, un West Indian -jamaïcain ou d'origine jamaïcaine donc- témoigne :"il y avait très peu de violence entre Blancs et Noirs et encore moins de ressentiments. Les jeunes blancs et les jeunes noirs n'ont jamais été aussi unis que pendant l'ère skinhead. Les skinheads copiaient notre façon de s'habiller, de fumer, de marcher, la façon dont nous dansions. Ils dansaient avec nos nanas, fumaient nos spliffs, mangeaient notre bouffe et achetaient nos disques"("Reggae Underground", Carl Gayle, Black Music Magazine, 1974). D’autres témoignages viennent corroborer ce qui pourrait à première vue ressembler à un parti pris : en janvier 2003, à la question de J.-D. Beauvallet "Pour une génération tu as incarné la coolitude absolue", Paul Simonon, le bassiste des Clash, répond: "j'ai grandi en même temps que le premier mouvement skinhead anglais, quand un skin était encore un fan de Reggae, obsédé par son image et absolument pas raciste. J'ai grandi parmi les jamaïcains, et ils m'en ont beaucoup appris sur l'élégance... Par exemple, si je mettais des bretelles, il fallait que dans le dos, elles descendent droit, le long de la colonne vertébrale (...)"(Les Inrockuptibles Hors Série, The Clash, p.45).


Skinheads et ReggaeLa connaissance des derniers sound-systems en vogue constitue un signe de reconnaissance chez les premiers skinheads et, grâce à leur pouvoir d'achat, ils placent les artistes jamaïcains dans les charts: cette année-là, Max Romeo fait un carton avec Wet Dream ; idem pour Lloyd Tyrell -aka lloyd Charmers- avec son Bang Bang Lu Lu. Les skins dansent sur 1000 Tons Of Megaton de Lester Sterling, chantent sur Work It des Viceroys et Children Get Ready des Versatiles... Les hits s’enchaînent !


Skinheads & Reggae are the top of this town!

Nous sommes en avril 1969, et le nombre d'ados ayant adopté l'attitude et l'esthétique skinhead n'a cessé d'augmenter. The Isrealites de Desmond Dekker prend la 1° place des charts, reléguant, excusez du peu, le I Heard It Through The Grapevine de Marvin Gaye à la seconde place, avant que Get Back des Beatles ne lui ravisse ce premier top pour un Reggae, une petite semaine plus tard. Cette image traduit bien la situation de l'époque: les deux disques étaient achetés par les jeunes, mais ces derniers achetaient soit l'un, soit l'autre, et le Reggae faisait son trou.


Mais des faits extra-musicaux, à savoir le goût des skinheads pour la baston ("aggro", diminutif d'"aggravation"), les histoires de territoires à la West Side Story, les pubs et le foot -depuis la Coupe du Monde organisée en Angleterre, en 1966, les jeunes anglais sont de grands fans de football, bien que des nuances puissent à priori être introduites en ce qui concerne plus précisément les skinheads : ceux du Sud du Royaume Uni auraient été d'abord attirés par la musique et les fringues tandis que ceux de Glasgow, par exemple, étaient plus branchés football tout court-, leur attitude belliqueuse à l'encontre de tous ceux qui n'étaient pas comme eux -hippies, étudiants, Pakistanais fraîchement arrivés, non-intégrés, touristes...-, finit de les démarquer du paysage.


Musicalement, les autres titres les plus en vue sont alors des instrumentaux comme ceux des Upsetters, le Liquidator de Harry J All Stars -soit dit en passant l'hymne des supporters du Chelsea FC depuis la même année- ou encore le Brixton Cats de Rico & The Rudies, soit un Reggae rapide, énergique et saturé d'orgue, qui se différencie ainsi des Early Reggae genre Funky Kingston des Maytals et autres Train To Skaville des Ethiopians : c'est ce que d’aucun appellent le Skinhead Reggae.


Cette appellation regroupe aussi toute une série de titres évoquant les skinheads ou leur culture, sur une période qui va de 1969 à 1974. A ce jeu-là, deux vétérans de l'époque Ska deviennent vite incontournables: The Ruler Derrick Morgan, Monsieur Skinhead Reggae, qui sort entre autres classiques Moon Hop en 1969 et Night At The Hop en 1970, ainsi que le Godfather, Laurel Aitken avec par exemple ses Skinhead Train et Apollo 12 -1969 pour les deux.


Skinhead Reggae Boss Sounds

Skinheads et Reggae1970: alors que les lunettes Polaroid viennent compléter un style de plus en plus méticuleux, des groupes anglais se forment et de plus en plus de titres sont adressés aux skins. Dans Skinhead Girl des Symarip, Roy Ellis passe leur tenue vestimentaire au crible, tandis que dans Skinhead Jamboree, il fait bien la différence entre foutre le bordel et la bagarre : "No aggro...no fighting, just stomping!", "stomping" étant la forme que prend la danse, où on ne se contente pas de bouger les pieds, bien que ce ne soit pas non plus le pogo.... La pochette de l'album Skinhead Moonstomp, qui est aussi le titre de la reprise de Moonhop -ou vice-versa suivant les sources-, montre d'ailleurs une bande de jeunes skinheads... Rien de tel pour bien vendre à une époque où les bancs des collèges, voire les usines, étaient squattés par bon nombre de jeunes rasés ! Au passage, la lune (moon) est un thème fort en ces années de recherches spatiales, et le Reggae se trouve être la musique d’actualité à bien des égards, flirtant même allègrement avec un genre commercial : il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur bon nombre de pochettes de compilations d’époque arborant de belles jeunes femmes, noires ou blanches, dénudées ou aux pauses suggestives, quand d’autres plus anecdotiques se contentent de mettre en avant l’esthétique adoptée par les skinheads.


Toujours la même année, les Hot Rod Allstars, qui deviendraient plus tard les Cimarons, sortirent entre autres le fameux Skinhead Speak His Mind, ainsi que le Moonhop In London Town où ils font état du rôle joué par le Reggae à cette époque: "...Skinhead beware...beware...a Blackman hell is a whiteman heaven... and a whiteman hell is a Blackman heaven... Reggae brings unity between Black and white!!!... Skinhead a wear braces and big boot!!..." C'est aussi l'année de la sortie du classique Skinhead Revolt de Joe The Boss. Les productions anglaises sont nombreuses et ont elles aussi leur part de succès.


Parallèlement, des titres jamaïcains continuent à faire parler d'eux : c'est le cas, par exemple, de Young, Gifted And Black de Bob & Marcia, qui se place #5 dans les charts.


In the dark end of the... way?

D'un coup, en 1971, le look skinhead devient dépassé. Il devient en fait difficile de le porter, vu l'image que ces derniers ont contribué à donner d'eux mêmes à une presse en mal et avide de sensations. La surveillance de la police se fait de plus en plus sentir, et le Paki- et autres bashing, même pratiqué par les Blacks qui se trouvaient avec eux est évidement passé pour un acte raciste... De plus, le Reggae arrivant de Jamaïque s'imprègne de plus en plus ouvertement de rastafarisme. De musique assez grand public, aux thèmes aussi variés que rassembleurs, le genre s’oriente désormais plus volontiers vers son public originel, vers un auditoire noir et conscient de sa négritude.


Ce qui n’empêche pas le Reggae, fort heureusement, de continuer sur la lancée qui est la sienne depuis une paire d’années. Dave & Ansel Collins voient leur Double Barrel atteindre la 1° place, tandis que côté UK, Claudette And The Corporation chantent Skinhead A Bash Theme, un titre interrogateur mais sans réponse face au Paki-bashing.


Skinheads et ReggaeEn 1974, alors que le mouvement originel a pratiquement disparu, scindé qu'il était entre boover boys, boot boys et autres suedeheads, les Pioneers et leur lead-vocal George Dekker - frère ou demi-frère de Desmond selon les versions - chantent "Reggae fever is good!... Skinhead, braces and big boots is the top of this town!" dans Reggae Fever. Côté artistes anglais, Judge Dread, dans son Last Of The Skinheads, énumère une grande partie des groupes sus-cités. Comme quoi, l'esprit continue d'être transmis, mais cela trahit peut-être aussi un certain aspect commercial du genre, ou plus simplement un décallage dans le temps entre production/sortie, voire une certaine fascination exercée par le public sur les artistes en question.



A message to you, Rudy

Mais ce n'est qu'en 1977 que renaît le phénomène skinhead avec l’arrivée de nombreux groupes de Punk et de Oi!, variante ouvriériste du premier, qui attirent dans leurs concerts ceux qui quelques années avant écoutaient quasi exclusivement de la musique jamaïcaine ; on assiste en même temps à un revival Ska dans ce qui est connu comme la période Two Tone. Et ce dernier est toujours associé au mouvement skinhead : il suffit de regarder une photo des Specials ou des Bad Manners pour voir que les sta-press trop courts, tonic suits et bretelles sont de nouveau de rigueur, tandis que les t-shirts Lonsdale, une marque de boxe qui fut d'abord le premier club de boxe européen à accepter d'engager des boxeurs noirs en son sein, et ceux des groupes ou de référence au "culte" s'ajoutent au look. Ces formations passent en revue tout le catalogue Ska et Rocksteady de l'époque : voir par exemple la reprise de Dandy Livingstone, Rudy, A Message To You par les Specials, ou encore la référence ouverte de Madness à Prince Buster. Mais ce revival porte, par rapport à 1969, un message explicite : le Two Tone, comme son nom et son symbole l'indiquent, se veut contre le racisme. Des groupes comme ceux déjà cités, mais aussi The Beat, The Selecters et autres Bodysnatchers jouent autant de fois qu'ils le peuvent dans des manifs antiracistes et s'activent contre le National Front et le British Movement, les deux partis qui sèment le trouble au sein des skinheads, en récupérant leurs faits et en recrutant tant que possible parmi eux, faisant passer le tout pour des néo-nazis, bien aidés encore une fois par la presse.


Et une fois de plus, les skinheads, à force de bastons dans les concerts et les stades de foot se sabordent eux-mêmes. Côté Oi!, les Sham se séparent, Jim Pursey étant lassé par l'attitude et la violence des skins, et les mêmes raisons sont à l'origine du split des Specials en 1981. Dès lors, en Angleterre comme en Europe continentale où elle exerce une certaine fascination culturelle, les embrouilles n’ont cessé de se multiplier en même temps que ce qui pouvait être considéré comme un mouvement une décennie plus tôt, éclatait sous le poids de la politisation et de la radicalisation de certains partis pris.


Take the Skinhead Reggae train!

En 1986, les Skatalites, reformés peu de temps avant, sont invités à jouer à NYC. Lloyd Brevett, leur contre-bassiste, dit d'ailleurs dans une interview donnée à Chéribibi (#13, 2001) que "ce sont eux qui ont fait recommencer les Skatalites aux USA : les skinheads!". Cette initiative vient renforcer un nouveau revival Ska, qui depuis 1985 voit apparaître en GB des groupes comme les Potatoe Five, Loafers, Skinheads et ReggaeHotknives, Busters, etc. A l’image de Laurel Aitken, les vétérans eux-mêmes sont de retour. Cette scène est alors, fait nouveau, épaulée par quelques fanzines incontournables, qui s'auto-définissent aussi bien comme skazines et skinzines et qui mettent en avant l'esprit de 1969 -Spirit Of 69: Hard As Nails, Zoot -le fanzine de George Marshall- et Bovver Boot sont parmi les plus anciens connus outre-Manche. De leur côté, des clubs comme le Gaz's Rockin'Blues de Gaz Mayall, chanteur des Trojans, font régulièrement des soirées Ska & Rocksteady. Notons aussi la participation active d’asiatiques, anciennes victimes des skins, plus nombreux encore que fin 70's-début 80's, à ce nouveau revival Anglais.


En France, Ska et Reggae sont (re?-)mis au goût du jour par les Frelons et la Marabunta d'abord -et autres fin 80's- puis par les Rude Boy System, 8°6 Crew, Jim Murple Memorial, Western Special et passons-en, durant les années 90. Les USA, avec les Toasters, puis les Hepcat, Slackers et aujourd'hui les Aggrolites, l'Espagne avec les Malarians, Granadians, Peeping Toms, et autres Aggronauts, le Japon (Ska Flames, TSPO...), l'Allemagne (Skaos, No Sport, Dr Ring Ding...), le Mexique (Jamaica 69...) et bien d'autres pays ne sont pas en reste...


Partout, la scène Ska et Reggae, en ressurgissant, est soutenue par les skinheads, entre autres instigateurs et publics. Enfin, la réédition ou la sortie régulière de nombreux disques agrémentés de notes détaillées par des labels comme Trojan (aujourd'hui –momentanément ?- disparu...), et de nouveaux venus comme Heartbeat, Soul Jazz Rds, Jet Set, Earmark... ne sont certainement pas étrangers à cet engouement pour les oldies jamaïcains et les mouvements qu'ils ont contribué à engendrer... Et ce bien que nombre d’embrouilles, partis pris, goûts, expériences, révisionnismes en tous genres et autres considérations scindent plus que jamais ce qui originellement semble être le produit quasi-exclusif d’un style de musique arrivé en Europe à l’aube des années 1960… Pas de tout repos quoi, mais… Reggae is good!


SH-Avril 2002. [MAJ 2009 - Article repris en mars 2010]


Spirit Of 69!



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